Table Ronde IV

avec : Frederik Letterlé, Mathieu Carmona, Dominique Blais, Fabienne Bideaud

F. B. : Vous arrivez direct de Clermont?

F. L. : Non, j'avais une réunion au Ministère ce matin. J'essaie de grouper dans la mesure du possible.

F. B. : Vous êtes archéologue ? Quelle période particulièrement?

F. L. : Je suis néolithicien, mais comme je m'occupe de l'archéologie dans une région, je dois m'intéresser à tout ce qui se fait en Auvergne.

A. G. : La première fois qu'on s'est rencontré avec Frederik, c'était sur son projet de rencontre Art Archéologie sur le site de Gergovie, ce qui est particulièrement intéressant avec Frederik c'est qu’il a en tant qu'archéologue un vrai pied dans l'art contemporain.

F. L. : un demi-pied, en tout cas j'essaie.

A. G. : Sur le plateau de Gergovie, un paysage désolé.

F. B. : Géographiquement?

F. L. : Oui, si on ne sait pas où est Gergovie, on sait où est Alesia

F. B. : J'ai l'impression que je vais mettre un pied dans l'archéologie aujourd'hui...

F. L. : Le principe c'est de faire intervenir un artiste par an, et de lui laisser carte blanche, sauf contrainte archéologique : ne pas faire de trous car si on fait des trous on fait de l'archéologie, c'est une autre démarche et l'archéologie ne l'accepterait pas.

D. B. : donc les artistes interviennent en surface, mais pas de modification en sous-sol.

A. G. : je trouve qu'un des rapports entre l'art et l'archéologie c'est que l'artiste aussi modifie l'espace, l'archéologue modifie le paysage avec ses tracto pelles, et l'artiste qui travaille avec son contexte, ou dispose une statue monumentale sur un site...il y en en effet un lien sur la transformation du site sur lequel on se trouve.

D. B. : L'archéo fonctionne-t-il par soustraction? comme peut le faire l'artiste également, on s’imagine souvent que l'artiste ajoute, pourtant c'est faux, il enlève.

F. B. : Il accumule, je dirais qu'il y a la notion de progression.

F. L. : Il soustrait des échantillons, des fragments...

F .L. : Gergovie, c'est un grand plateau qui domine Clermont, avec le puy de Dôme, le massif du Sancy, c'est un paysage très fort, c'est le lieu de la bataille de Gergovie, la seule bataille que les Gaulois n'ont pas perdue contre les romains, ou la seule que César a reconnue, c'est un site utilisé au XIXème siècle dans la création d'idée de nation faite par nos ancêtres les Gaulois. C'est un symbole historique fort, récupéré pendant la Seconde Guerre mondiale par les deux partis. Acheté par le régime de Vichy, le plateau appartient au Ministère de la Culture, il fut réutilisé également par la Résistance et surtout par les archéologues et l'université de Strasbourg, suite à l'annexion de l'Alsace-Moselle. Le service archéologique de lorraine s'est replié à Clermont et la section d'archéologie a fouillé à Gergovie, dirigée par J.-J.Hatt, sous couvert, ils en ont profité pour faire de la résistance en cachant des étudiants juifs. Un certain nombre d'entre eux ont payé cet engagement de leur vie, il y a aujourd'hui une stèle. Le site appartient au Ministère pour en faire autre chose que de l'archéologie aujourd'hui. Donc pourquoi pas de l'art contemporain ? On voit à 360 °, c'est impressionnant. Je crois que ça doit être une source d'inspiration. Le paysage est si fort qu'il faut s'affirmer, soit en tant qu'artiste. C'est un lieu qui implique un peu un défi. Il y a un artiste qui a posé une douzaine de pièces en fer, Claude Guerrain. Il a fait une œuvre magnifique, il est professeur d'art, et travaille en général avec des rails de chemins de fer.

D. B. : A-t-il déplacé des sculptures ou les a-t-il fait pour?

F. L. : Ce sont des anciennes, c'est une sorte d'opposition entre la nature et ses pièces, façonnées par l'homme, une sorte de renvoi. Magnifique, très appréciées par tout le monde et aussi par ceux qui disent détester l'art, nous n'avons pas eu de tags, pas de soucis. C'est un site ouvert. Pas de vandalisme aucun, ce qui nous a fait nous dire que ça a plu.

A. G. : Quel est le rapport des artistes au site?

F. L. : Jusqu'à maintenant, on est sur un site à multiples entrées avec une charge historique importante, la nature du plateau, la végétation. Ils ont fait ce qu'ils voulaient, il n'y avait pas de contraintes, mais c'est sûr que certains ont joué la confrontation avec la nature, comme cette artiste coréenne. Elle s'est exprimée en fonction de la nature du plateau, c'était quasi invisible, on peut passer à côté sans rien voir. Ses pièces sont restées longtemps, elle a travaillé en tressant du foin, cela a nécessité que le foin ne soit pas récolté, avoir une convention avec des bergers, avec des agriculteurs. Son œuvre a refleuri, la nature a repris ses droits. Les œuvres se sont déplacées, une œuvre vivante.

A. G. : L'objet d'étude pour un archéologue dans 200 ans?

F. L. : Pas de trace dans le sol à cause de l'interdiction de creuser, alors ça semble plus difficile que de trouver quelque chose d'enterré, d'emprisonné dans la matière. Il y avait ces pièces faites avec des systèmes de ventouses hydrauliques, activées par un ordinateur, ces ventouses sur parois se comprimaient et se déprimaient en faisant un bruit.

F. B. : Alors vous donnez aux artistes un lieu qui est archéologique de par son histoire et ses vestiges sans que ce soit le sujet pour les artistes. Ils ont l'air d'avoir occulté cette dimension?

A. G. : Vous voulez bien nous parler des grandes affaires de fraude en archéologie?

F. L. : L'affaire Glozel bien sûr, en Auvergne. Ce sont des faux qui ne sont pas inintéressants, selon moi. Ils ressemblent à des objets d'art plus qu'à des faux. On a retrouvé une fausse écriture, des tablettes, des statuettes, en os… Tout ça a été fait dans la montagne bourbonnaise. On est dans les années vingt. É. Fradin dit un jour avoir trouvé la plus ancienne écriture. Cette affaire a amené beaucoup de monde, ce qui était un avantage économique pour la région et surtout pour la famille, cette affaire a flatté l'ego bourbonnais à cause de l'écriture, il y eut une enquête pendant des décennies...Quand je suis arrivé en Auvergne avec une collègue, nous sommes arrivés, incognito, c'était Émile Fradin, là assis sur une chaise à l'entrée de son musée, se plaignant de ses rhumatismes, ça aussi c'est une histoire mondialement connue.

F. B. : Comment ont-ils été exposés? Sont-ils labellisés maintenant?

F. L. : Le concept de musée n'est pas une appellation contrôlée, on peut présenter sa collection de papillons et mettre une affiche « musée » sur la porte. « Musée de France » par contre est une appellation légiférée.

D. B. : Y a-t-il eu une phase d'authentification?

A. G. Certains archéologues dès l'époque ont laissé planer le doute et fait des faux pour brouiller les pistes pour ne pas avoir à remettre en question toute l'histoire.

F. L. : Manifestement, ce sont des faux. Les faux ont évolué, pendant des années, les plus anciens ressemblent à des cadeaux de fête des mères, puis au fur et à mesure on voit la technique s'améliorer. Ces créations, ces mélanges, ce sont des sortes d’œuvres d'art en soi. Les figurines en terre cuite s'inspirent de nombreuses époques différentes, la collection et l'histoire sont intéressants, mais c'est du faux donc il faut que ce soit considéré comme tel. Glozel joue encore sur l'ambiguïté. Je trouve inadmissible qu'une collectivité publique joue sur l'ambiguïté, autant je trouve que c'est une histoire qui mérite d'être racontée et des œuvres qui méritent d'être montrées mais le besoin en archéologie de vérité vraie nous interdit de mentir. Il faudrait que ce soit clairement annoncé. Les datations sont diverses. On a fait des analyses dans les années 80 au carbone 14 ou grâce à la thermoluminescence, donnant un panel vaste, allant de la préhistoire aux années vingt. On peut faire des faux avec des objets scientifiquement préhistoriques. Sculpter des pièces dans la masse d'une brique gallo-romaine. Cela brouille les pistes assurément. Si on tape « Glozel » sur internet, on trouve des centaines de sites qui relatent cette histoire. Le petit village fantôme et le chant des Morts est à faire comme un parcours initiatique, on arrive devant un bois, dans une clairière et il y a ce panneau, le chant des Morts...après le Magdalénien, le Gravétien, il y a donc le Glozélien...Il y a eu des cartes postales, des guides, on voit sur les cartes la dalle de la tombe numéro 3, et on revoit la même avec l'inscription numéro 6 cette fois...

D. B. : C'est une véritable organisation alors? La justice n'a jamais tranché là-dessus?

F. L. : Je me suis opposé à toute protection du site, des objets et des archives du docteur Morlet, même en les classant à titre de faux...les passionnés diront que, comme ils sont classés, ils ont une importance archéologique?

D. B. : Faut-il avoir conscience de faire de l'art pour que l'objet soit dit comme tel?

F. L. : Les linguistes disent que ce n'est pas une langue...Bien que la méthode ait l'air d'être minutieuse, voire érudite. C'est pour cela que je dis que c'est intéressant d'étudier l'évolution des objets.

M. C. : Cette histoire me fait penser, sur la question du faux, de la reproduction, à ce philosophe qui enseigne à la faculté de Jérusalem, qui essaie de proposer une définition de ce qui constitue la spécificité d'une œuvre par rapport à sa qualité de reproduction ou d'unicité. Qu'une reproduction peut être authentique à partir du moment où elle conserve des qualités essentielles de l'originale, par exemple une carte postale de Rembrandt peut être considérée comme originale. La carte est aussi le tableau de Rembrandt. Si on considère la touche comme une propriété essentielle, alors oui la carte n'est pas l'originale, on peut s'imaginer que la touche et le format ne soient pas des qualités essentielles de la peinture mais plutôt dépendent d'un consensus intersubjectif. Il suffirait de se mettre d'accord sur ce point : quelles sont les qualités essentielles des objets de Glozel ? Cette théorie est commune selon moi à l'art et à l'archéologie, à partir de quand on est devant un faux ou non?

F.L : On est peu confrontés aux faux? Ce qu'on trouve est authentique, mais dans la muséographie il y a des faux, car des copies, des faux du XVIIIème, très anciens, à force d'être faux ils deviennent vrais. L'art précolombien, par exemple, a vu beaucoup de faux, car il y avait une grande demande de ces objets au début du XXème.

A. G. : Comme la technologie n'arrête pas d'avancer, on a donc plus de moyens de vérifier la provenance des objets? Ce devrait être ces outils à qui on donnerait comme règles des nouvelles en fonction des nouvelles propriétés à déterminer face à l'original ou au faux.

D. B. : Dans le cas de copies, sont-elle certifiées uniques quand même? Je suis en train de restaurer une pièce, c'est du grès. Montré dans les caves de Pommery en Champagne, j'ai retravaillé l'ensemble de pièces, ces éléments en terre cuite, des cymbales précisément, constituent des ilots, il y a 3 tailles différentes, il y a des exemplaires que je suspends à des filins, avec un moteur qui les fait tourner lentement. Ceux qui sont suspendus viennent toucher ceux au sol. J'ai créé une symphonie de bruissements, j'amplifie le son, qui joue sur l'horizontalité de la pièce et la verticalité des filins. Le Grès de Noron, je l'ai utilisé car les murs sont rougeâtres, ça ressemble à de l'argile de décalcification. Je ne les émaille pas, le grès a un côté roche, plus que la porcelaine, inverser la sonorité de l'élément d'origine, le jeu de frottement, d'effleurement, ça ne se brise pas sauf si on marche dessus. Il n'y a en effet pas de mises à distances, il y a eu un accident, le grès est une terre qui est très résistante pourtant. Il y a une dimension archaïque, je délègue parfois mon travail en fonction de ce que je peux savoir faire, là je tiens à la faire moi-même pour avoir l'imperfection du traitement de la terre, le séchage fait des déformations, ce processus reste très primitif, rien d'industriel. On est dans une forme d'archaïsme.

A. G. : L'art et l'archéologie cherchent-ils tous deux un objet qui n'a pas été fait ou qui n'a pas été trouvé? L'archéologue cherche par des références, il essaie de classifier l'objet par rapport à des connaissances acquises, ou des rapports comparés, il classifie la pièce dans une série connue. C'est un outil de travail. Sa fonction, son contexte.

F. L. : La satisfaction est de trouver un objet qui sort du commun mais connu. Son état de conservation par exemple nous suffit souvent à être heureux. Ce qui n'est pas connu est assez perturbant, car quand on se retrouve face au neuf, c'est l'inconnu. Et là, il faut se poser des questions, même le contexte ne fonctionne pas. Il peut être exotique donc ... avancer des hypothèses, laisse planer le doute, et peut être contester, fait sortir des repères et donc devient problématique.

A. G. : j'aime bien le projet de cet archéologue parisien et son approche expérimentale. Il a trouvé un outil en ivoire qui contient des traces d'usure. Afin de savoir à quoi cet objet servait, il en fit faire des répliques vierges et les envoya à différents corps de métiers afin de voir si l'objet pouvait leur servir, je trouve ça passionnant.

M. C. : l'archéologie travaille avec des systèmes préétablis, mais si on prend la sémantique de l'objet comme indice de famille globale par rapport au champ de l'art, la définition de l'objet d'art dit comme notation ou chez Goodman donnée comme symbole, dans un système plus vaste qui s'insèrerait dans le langage. Quand un objet d'art met en péril les définitions préétablies, qu’est-ce qu'on en fait? Dans le cadre de l'esthétique, définition institutionnelle de l'art, ne rendrait alors pas justice au geste Duchampien.

A. G. : Chez Baudrillard, il compare les objets à la faune essayant de tous les prendre en compte et d'en faire des familles avec des propriétés, des catégories, des sous-propriétés et ainsi de suite jusqu'à ce que tout entre dans toutes les familles. C'est comme le logiciel du Laboratoire en quelque sorte. L'ontologie de l’œuvre et son contexte, la lumière, son accrochage, sont autant de critères à prendre en compte. Et si un objet est déterminé par rapport à ce qu'on en a fait, pas ce qu'on en fait. On utilise l'objet pour autre chose que son usage initial, où doit on le ranger?

F. B. : À quels moments un archéologue fait de l'objet en le faisant fonctionner un objet archéologique? Est-ce la science, l'objectivité du regard?

F. L. : L'objet en lui-même est accessoire, on utilise ces éléments pour faire une identification de la nature et du site. L'objet est un moyen pour l'archéologue, pas une fin en soi. C'est une conception récente de l'archéologie. Si on fait intervenir des plasticiens sur un site, on ne verra pas les choses pareilles. Je ne peux m'empêcher de me demander à quoi ça sert et de quand ça date. On a un esprit déformé. Vous ne devais pas voir les choses de la même façon, j'en suis sûr. En Alsace, sur une nécropole, j'avais invité deux artistes en résidence, un plasticien et un écrivain. Pendant la fouille il a écrit une nouvelle, et l'autre a fait des peintures en mélangeant la terre du site à ses pigments. Une fouille n'est pas que des objets et de comprendre un site, ça peut être très sensuel, l'odeur, la relation des choses, autour d’un chantier de construction, avec des rythmes différents. L'invisible contre le gros-oeuvre. Chacun sa vitesse en effet. On ne voit plus ça, nous archéologues, certains peuvent trouver très insignifiant notre travail par rapport à la relation. Cette expérience s'est soldée par une expo où cette fouille avait eu lieu près de Strasbourg. Elle s'appelait « Regards sur une Fouille ». La partie archéologique était très didactique bien sûr, on restitue cela dans le temps, chronologique, didactique, il y a des objets, des vitrines, des panneaux…Côté art, il y avait un registre de notaire, relié au XIXème, dos cuir, acheté aux puces. Le livre était en premier dans la scénographie sur un pupitre avec un spot. On ne voyait dans la pièce que des œuvres d'art contemporain, ce mélange déstabilisait le public. C'est dû à l'histoire des disciplines, aussi le fait que les objets d'art et d'archéologie ne soient pas montrés de la même manière et surtout pas au même endroit.

F. L. : Oui c'est sûr, on n'est plus regroupés dans un même lieu, l'archéologie avant le Moyen Âge se voit dans les musées d'histoire et après aux musées des Beaux-Arts, les arts décoratifs ont été enlevés des musées des Beaux-Arts...et en archéologie c'est pareil, les collègues antiquisants par exemple prennent moins en compte la technique de la stratigraphie. Chacun sa technique et on la décèle encore. On est dans une histoire de spécialités, de disciplines, des façons de penser différentes. Les codes vestimentaires aussi.

F. B. : regarde les chaussures de F.L.

A. G. : Laisser des choses sous terre pour les futurs archéologues, c'est une idée vraie ou fausse? Quand vous aurez tout fouillé, vous viendrez vers les artistes pour étudier leurs réserves.

F. L. : Oui, un jour on pourra étudier le freezbee de Dominique Blais, qu'on a vu tout à l'heure, on se dira oui c'est un freezbee, pour des pigeons d'argile, ou est-ce un couvercle ? Il y a un trou pour poser sur la casserole, c'est bombé pour recevoir le fond d'une bouteille de champ, une certaine stabilité pour un dessus de bouteille. Donnera un côté encore plus luxueux pour la bouteille de champagne du XXIème siècle, ce qui contraste avec le doré de la bouteille. Le coté brut du grès de Neron répond aux références des vases japonais, le brut et le luxueux, un vrai marché à prendre...